Belle de Jour et Catherine Deneuve – Le rôle de sa vie

Le film Belle de Jour est un chef-d’œuvre. Ce n’est pas un film sexiste, pas un film sur une femme qui veut vivre ses fantasmes sexuels ou qui cherche à s’affranchir d’une société prude. Aucun autre film n’a été si mal compris. Catherine Deneuve elle-même, qui incarne son rôle à la perfection, ne l’a pas compris. C’est le rôle de sa vie : une femme qui ne reconnaît pas les agressions sexuelles.

Pourquoi une femme de bonne famille se laisse-t-elle maltraiter, humilier et violer par des hommes qu’elle ne connait même pas? Deux brefs passages du film nous permettent de percer ce mystère. À la 14ème minute, nous apercevons pendant quelques secondes une petite fille, Séverine, se faisant embrassée par un adulte qui l’agrippe en mettant sa main sous sa robe. Plus loin, juste avant que Séverine toque à la porte de la maison close, elle se remémore un triste souvenir : elle voit alors la petite Séverine qui refuse l’hostie à l’église. Elle se sent coupable de ce qu’elle a subi. Ce n’est pas la Séverine adulte qui se retrouve dans cette maison close mais la petite fille qui ressent de la culpabilité. C’est évident que cette adulte se sent sans cesse coupable. Elle fait des cauchemars à répétition dans lesquels elle est humiliée, insultée, fouettée et violée. Cette adulte vit des absences, est comme en transe, pas concentrée, laisse les événements lui tomber dessus et est incapable de développer une relation profonde avec son mari. À travers la prostitution elle devient vivante, plus heureuse et parvient à développer une complicité avec son mari.

Toutefois, son activité de prostituée dégénère. Un client jaloux la suit et tire sur son mari qui en sortira paraplégique. La dernière scène est difficile à supporter : un client apprend à son mari qu’elle se prostitue et que c’est pour cette raison qu’il est désormais en fauteuil roulant. Sa culpabilité est alors très clairement exprimée. Il pleure et lui confie qu’elle ne fait plus de cauchemars et que c’est un moyen pour elle de s’évader.

Que se passe-t-il ici d’un point de vue psychotraumatique ? Séverine est une femme qui a été agressée sexuellement dans son enfance. Ce souvenir a été dissociée par l´amnésie traumatique. D’autres souvenirs qu’elle ne comprend pas font surface, elle n’a pas conscience de son traumatisme. Des fragments de celui-ci sont sauvegardés par sa mémoire traumatique, une autre partie de son cerveau dont elle n’a volontairement pas accès. Ainsi, elle ne peut expliquer ce qui lui est arrivé, cela reste inconscient et son traumatisme n’est pas intégré à la mémoire narrative. Il va être cependant toujours plus activé et émis dans sa vie de femme adulte sous forme de flash-backs, de cauchemars, de situation de transe, de dissociations, de doutes, d’états de surdité émotionnelle ou de problématique de distance et proximité.

Elle ne comprend pas ces états. Elle ne peut pas avoir de vie sexuelle avec son mari tant cette dernière est reliée à ces images masochistes qui l’obsèdent. Elle se sent comme par magie attirée par cette maison close et ne parvient pas à comprendre pourquoi elle se prostitue. La prostitution est perçue comme une réminiscence de son traumatisme ramifié.

Sa vie suit un cours tourmenté par des images masochistes et une conviction profonde d’être responsable d’avoir fait quelque chose de mal. Elle ne peut cependant pas le déclarer et ignore pourquoi. La traumatologie nous dit qu’un « traumatisme qui n’est pas conscientisé sera vécu à nouveau ». Il s’agit d’une tentative de donner à la douleur intérieure une apparence extérieure afin de se soulager soi-même. Il existe un bon exemple pour l’illustrer : Au début du 20ème siècle, un grand nombre de japonaises se laissaient photographier en train d’être bâillonnées pour pouvoir visualiser leur oppression. Elles disaient que cela leur permettait de se sentir libres. Ce n’est pourtant pas une véritable libération mais une mise en scène de leur douleur intérieure qui, lorsqu’elle nuit à la personne, ne fait que perpétuer le traumatisme.

C’est exactement dans ce cercle vicieux que Séverine est tombée. Belle de Jour n’a rien à voir avec la libération sexuelle ou l’affranchissement de la société puritaine comme tente de nous le démontrer Nora Bossong dans son livre Rotlicht. Belle de Jour ne met pas en scène une femme qui éprouve un quelconque plaisir au masochisme mais au contraire, ce film est l’allégorie du symptôme d’une femme traumatisée qui a été sexuellement violentée dans son enfance.

Et aujourd’hui, la grande dame Catherine Deneuve dénonce la campagne Metoo, elle s’adresse à la nation et met en garde de différencier entre le viol et le « juste » fait d’importuner. Elle souhaite protéger la liberté sexuelle et décrit cette campagne comme étant une forme de totalitarisme et de retour du puritanisme.

Le film Belle de Jour, réalisé en 1967, montre dans les détails subtils toutes les réactions traumatiques d’une femme qui a été victime de violences sexuelles dans son enfance. À une époque où la psychotraumatologie était encore à ses débuts, ce film est une étape importante mais demeure malheureusement souvent mal compris. Non seulement par le public mais par Catherine Deneuve elle-même qui incarne le personnage de Séverine et pense qu’elle se libère dans le film.

Ce film ne met en aucun cas sa libération en scène, il nous montre sa mort. Catherine Deneuve reste cloisonnée au rôle de Séverine qui ne comprend pas ce qu’elle fait. Pour des millions de femmes qui ont eu beaucoup de mal à parler de leurs agressions sexuelles et viols et n’auraient probablement pas osé sans le bouclier de Metoo, la prise de position de Catherine Deneuve est vécue comme une claque en pleine figure et une trahison envers la cause des femmes. Tout le monde est libre de rester aveugle, mais on n’a pas le droit de forcer autrui à détourner le regard de la vérité.

Dr. Ingeborg Kraus
Psychologue et experte en psychotraumatologie
Initiatrice du manifeste «Psychologues allemands et le cas scientifique contre la prostitution»

Karlsruhe/Allemagne, le 14.02.2018

Traduction: Mathilde Karceles

 

 

2 réflexions au sujet de « Belle de Jour et Catherine Deneuve – Le rôle de sa vie »

  1. Cranz

    Très bel article, qu’en est-il des filles qui ont conscientise leur traumatisme et qui continuent de se sentir coupable et donc continuent de se punir ?
    Merci pour cet écrit et pour votre réponse

    1. Ingeborg Kraus Auteur de l’article

      La culpabilité et la honte ne s´envole pas automatiquement lorsque le traumatisme est conscientisé. Par une thérapie on peut dépasser ces sentiments inversés, que devraient ressentir les coupables normalement.

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