Des séquelles semblables à celles du syndrome de choc post-traumatique

La prostitution laisse des séquelles semblables à celles du choc post-traumatique, avancent une psychologue allemande et Rachel Moran, une Irlandaise qui a mis plus d’une décennie à se remettre de son propre champ de bataille, sept ans de prostitution durant l’adolescence. Le Devoir a rencontré ces deux femmes, qui appellent à reconnaître la prostitution comme une violence.

Montréal, le 19.10.2015

Vendre son corps jour après jour entraîne des effets psychologiques « cliniquement similaires » à ceux qu’elle a observés en terrain de guerre, notamment en Bosnie et au Kosovo, explique Ingeborg Kraus, spécialiste du syndrome du choc post-traumatique (SCPT), rencontrée avec Mme Moran lors de leur passage à Montréal pour une conférence. « La prostitution est seulement possible dans un état dissociatif, où les phénomènes naturels de dégoût, de mépris ou de peur sont déconnectés. Ce vécu est tout de même enregistré dans un autre endroit du cerveau, une sorte de boîte noire qu’on appelle la mémoire traumatique », explique-t-elle en détail dans un français impeccable.

Pas un métier, une violence

Comme dans le cas de soldats qui ressentent l’onde de choc à leur retour, les femmes qui sortent de l’industrie du sexe subissent cette « bombe à retardement », ce « vécu en désordre », poursuit celle qui traite ce genre de patientes.

Le cerveau des femmes en prostitution leur joue donc des tours en se dissociant des sensations, une forme d’anesthésie du corps qui s’accompagne évidemment de troubles affectifs ou psychosomatiques. Les traumatismes et l’angoisse extrême associée peuvent alors être déclenchés par n’importe quoi : odeur, image, couleur, son. Après un long traitement de ce syndrome de choc post-traumatique, la Dre Kraus raconte que les femmes vivent « un réveil, un véritable printemps, elles sont étonnées de retrouver les odeurs, le toucher et même les saveurs ».

Considérant les conséquences entraînées, elle croit ainsi que « prétendre que la prostitution est un métier comme un autre » est tout simplement du déni. Épuisée de tenter d’aider les femmes à guérir de ces traumatismes, la psychotraumatologue tente de faire pression en amont et signe, avec une cinquantaine de psychothérapeutes un manifeste en 2014. « Ce texte postule deux choses : la prostitution est humiliante et dégradante, une continuation de la violence. Et les hommes doivent prendre leurs responsabilités », résume Ingeborg Kraus.

Les survivantes s’organisent

En parallèle à ce réseau d’experts médicaux, de plus en plus d’anciennes prostituées se regroupent aussi pour faire entendre leur voix. Rachel Moran a vécu cet état dissociatif décrit par la psychologue Kraus. Sortie de la prostitution dans les rues de Dublin et de la cocaïne à 22 ans, en 1998, afin d’être « une meilleure mère » pour son fils, elle a mis plus de 10 ans à « guérir de milliers de situations d’invasions indésirables » et à retrouver un peu d’estime. L’écriture de son livre, Paid For : My Journey Through Prostitution (Payée pour : mon passage à travers la prostitution), a été à certains égards thérapeutique, mais sa prise de parole encore plus.

Elle a commencé à bloguer dans la foulée de la campagne de sensibilisation « Turn off the red light » (éteignez le red light) lancée en 2007 en Irlande. Quand des panels d’experts et des commissions se sont alors mis à l’inviter à participer aux discussions, elle a vite constaté qu’elle était la seule autour de la table à avoir réellement vécu de la prostitution.

L’Irlandaise de 39 ans a donc décidé d’inciter d’autres femmes à prendre la parole publiquement pour être représentées dans les débats en fondant SPACE, regroupement international de « survivantes ». Elles ont explicitement choisi ce terme pour se décrire, à la fois pour rejeter le mot « victime » et pour mettre l’accent sur cette violence vécue que « personne ne remettrait en question si c’était de la violence conjugale ou une agression sexuelle », explique Mme Moran.

L’autre inégalité sociale

Ses yeux bleus bien plantés dans ceux de son interlocuteur, elle regrette que le public soit si prompt à s’indigner des autres formes de violence et si peu de la prostitution :« Nous en sommes arrivés à cette croyance ridicule que, puisque la violation sexuelle est “compensée”, c’est correct. Nous sommes incapables de la voir pour ce qu’elle est, et l’argent ne légitime pourtant pas les autres formes de violence. »

Et cette dénonciation n’est pas une question morale pour Mme Kraus et Mme Moran. Elle est plutôt un enjeu d’égalité sociale. Devoir vendre son corps pour vivre est intimement lié à d’autres formes de marginalisation, comme la race ou la situation économique, qui sont déjà des « désavantages sociaux ».

Plusieurs études ont également montré que l’écrasante majorité des prostituées ont subi dans l’enfance de la violence sexuelle ou physique ou encore une forme de négligence. Ingeborg Kraus parle donc quant à elle de « prostitution de pauvreté » et de « manque de possibilités », attaquant pour de bon le paradigme du « libre-choix » individuel.

Une réalité qui se vérifie en Allemagne, où une forte proportion des 400 000 femmes prostituées provient des pays d’Europe de l’Est, surtout de la Roumanie et de la Bulgarie. La prostitution y a été totalement décriminalisée en 2002, menant selon la Dre Kraus à une « banalisation totale », qui a eu pour effet d’augmenter le trafic humain à des fins d’exploitation sexuelle, rapporte la police fédérale allemande. Ce commerce évalué à 15 milliards d’euros y est toujours sous le contrôle du crime organisé.

La psychologue milite donc pour l’adoption du « modèle nordique », à l’instar du Canada, qui l’a adopté en 2014. « Une grande victoire » pour Rachel Moran, qui invite maintenant les hommes, dont la majorité ne consomme pas de sexe rémunéré, à se manifester pour faire partie du virage.

Article apparu le 19.10.2015 dans le journal LE DEVOIR: LE DEVOIR